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Des mots, à l'infini
24 janvier 2022

Voie ferrée


C’était un après-midi de juillet particulièrement chaud. La ville était figée, comme plaquée au sol par un puissant souffle d’air incandescent.
Un groupe d’enfants étaient assis sur les marches d’un immeuble, au ras de la voie ferrée. L’air était si chaud au-dessus des rails en métal qu’il ondoyait vers le ciel ; le paysage au-delà en était tout déformé, comme dansant dans le silence brûlant. Une odeur âcre, presque écœurante, se dégageait du ballast sous l’effet de la chaleur.
Rien ne bougeait. Nul bruit. Même eux, les enfants, étaient engourdis par l’atmosphère tropicale. Ils avaient épuisé leur contingent de chahutage, de taquineries, de plaisanteries, et se trouvaient à court de motivation, que ce soit pour s’amuser ou pour rentrer chez eux. Alors ils restaient là, assis, léthargiques, dans ce présent suspendu.
De temps à autre, un train passait, à vive allure, sifflant, tonitruant, faisant trembler les rails, le ballast, les arbustes qui vivotaient aux alentours et jusqu’au grillage qui s’insinuait entre l’immeuble et la voie ferrée et dont le maillage métallique délimitait la zone périlleuse qu’il était de bon aloi de respecter pour ne pas se faire happer au passage du fuyard.
Les trains de marchandise étaient parfois si longs, comptaient tellement de wagons, qu’après leur passage, on était assourdi par le silence qui retombait. Les enfants s’amusaient à se tenir debout, au ras du grillage, face à la voie, pour compter les voitures. La proximité, la vitesse et le bruit leur procuraient une sensation de vertige ; leurs yeux cillaient ; leurs cheveux se soulevaient sous l’effet du souffle ; leur cœur bondissait dans leur poitrine, comme percuté par les toudoum, toudoum, toudoum. Plus long était le train, plus grisante était l’attente de la fin du vacarme.
Les trains de voyageurs passaient un peu moins vite. On pouvait voir le paysage en pointillé à travers les vitres en vis-à-vis, masqué ça et là par les visages indiscernables des passagers. Tenter de les compter était vain, ce qui rendait le défi d'autant plus palpitant.
Un crissement strident, inhabituel, se fit soudain entendre. Ils avaient perçu le vrombissement ordinaire annonçant la locomotive, ce qui n’avait pas suffi à secouer leur torpeur. Mais là, tout à coup, ce chuintement perçant, stridulent, suraigu les fit bondir sur leurs pieds et courir jusqu’au grillage. Un train de passagers approchait dans une lenteur fantomatique et le grincement des freins qui le précédait annonçait, à tout le moins, un événement exceptionnel qui pourrait bien distraire leur ennui.
Enfin, le bruit cessa. Le train s’arrêta tout à fait. Un silence étouffé s’installa. Une odeur de brûlé, de bois torréfié, montait des rails, envahissant l’espace. Les enfants avaient toujours leurs doigts accrochés au grillage, leur front poussant la clôture comme si avancer le cou allait leur permettre de mieux comprendre la situation. Pendant quelques minutes, on aurait pu croire que plus rien, jamais, ne bougerait. Puis une silhouette, dans le wagon qui était juste devant l’immeuble, s’anima. Un passager baissa la partie haute de la vitre de son compartiment dans un claquement sec. Le même bruit leur parvint une deuxième fois presqu’aussitôt et ils comprirent qu’une autre personne avait ouvert la vitre d’en face pour tenter de faire un courant d’air. Il devait faire une chaleur d’étuve dans les voitures. D’ailleurs, deux femmes passèrent leur visage par la fenêtre, cherchant un peu d’air à défaut de réelle fraîcheur. L’une d’elle avait des mèches de cheveux collées sur le front, la sueur lui dégoulinait sur les joues. L’autre soulevait péniblement une fillette pour qu’elle puisse, elle aussi, respirer un peu mieux.
Les enfants avaient observé la scène en silence et commençaient à s’en lasser. Le train tardait à redémarrer, aucun dépanneur ne semblait devoir intervenir, la chaleur était accablante, le soleil cognait dur, à quoi bon s’attarder ? Dans un bel ensemble, ils avaient tourné les talons et commençaient à s’égailler, certains s’apprêtant même à rentrer chez eux, quand une petite voix se fit entendre : « J’ai soif »
C’était une ado dans leurs âges qui passait la tête par la vitre. Un joli brin de fille qui ne laissa pas les garçons insensibles. Ils retrouvèrent tous le grillage comme une araignée sa toile. Les filles les suivirent parce que la solidarité, c’est important, n’est-ce-pas. Et surtout, parce qu’il ne fallait pas laisser les garçons oublier qu’elles étaient là, elles aussi, et qu’elles ne comptaient pas pour du beurre. Un dialogue s’amorça entre le plus âgé de la bande et l’assoiffée :
- Vous n’avez pas pris d’eau ?
- On en avait en partant de Paris mais on a tout bu. Il fait trop chaud. On n’a pas d’air.
D’autres passagers intervinrent :
- On n’a pas d’information, on se sait pas combien de temps ça va durer. On ne sait même pas pourquoi on est à l’arrêt. Vous n’auriez pas une bouteille d’eau ?
Sans rien dire, une des filles du groupe était montée au deuxième étage, où se trouvait l’appartement de sa grand-mère, pour lui demander une bouteille d’eau. Ça avait fait toute une histoire.
- Qu’est-ce que tu veux faire d’une bouteille d’eau ? Si tu as soif, tu prends un verre et tu prends de l’eau au robinet.
- C’est pour les gens du train.
- Quel train ? Quels gens ?
Il avait fallu expliquer, négocier, convaincre. Mamie avait finalement accepté de lui donner une bouteille vide de jus d’orange pour qu’elle la remplisse d’eau et la porte à ces gens qui avaient si soif.
- Et tu vas doucement dans l’escalier parce que si tu tombes, c’est du verre, tu vas te blesser.
- Oui, mamie.
Les grands n’ont vraiment pas le sens des priorités. Bien sûr qu’elle allait faire attention de ne pas tomber, mais ça ne l’empêchait pas de voler dans les escaliers, de descendre les marches à toute vitesse, de sauter les quatre dernières en arrivant à chaque pallier et d’arriver en bas de l’immeuble indemne, la jupe virevoltante et son trophée à bout de bras.
- Hoooo ! C’est gentil, merci ! Mais…
Mais comment passer la précieuse bouteille par-dessus le grillage, comment arriver jusqu’au wagon, comment atteindre la fenêtre ouverte à deux mètres de hauteur ? La difficulté était de taille. Venir à bout du grillage était le premier objectif à atteindre. Tous les neurones de ces petits cerveaux juvéniles se mirent en action. Oubliée la chaleur pesante, oubliées l’apathie et l’oisiveté, chacun y allait de sa proposition.
- T’as qu’à me faire la courte échelle.
- Et pis quoi ? T’es trop lourd. Et pourquoi ce serait toi qui irait, d’abord ?
- De toute façon, c’est trop haut, on est trop petits.
- On pourrait la lancer, en visant bien.
Éclats de rire à la cantonade.
- C’est du verre, idiot, tu pèterais la bouteille et la vitre, on serait bien avancés.
- Ben avec une corde, alors. On la lancerait mais ça la retiendrait pour pas qu’elle tombe.
- Pffff t’es bête. Et pis, on n’a pas de corde, toute façon.
- Il faudrait une échelle, en vrai.
- Mais en vrai, on n’en a pas.
- Une chaise ?
- Trop bas.
- Une chaise sur une chaise ?
- Ben non
- Une chaise sur une table ?
- Et où tu vois une table, toi ?
L’eau était en train de se réchauffer dans la bouteille, les passagers, eux, se liquéfiaient dans le wagon, reluquant avec envie, avec stupeur, aussi, cet élixir inaccessible.
Dans les autres wagons, une émulation se faisait sentir. Les discussions et les rires avaient attiré des têtes à toutes les fenêtres. On s’interpelait d’une voiture à l’autre.
- Qu’est-ce qui se passe ? Vous avez des nouvelles ?
- Non, pas de nouvelles mais on a soif, on essaie d’avoir de l’eau.
- Nous aussi, on a soif.
Stimulé par l’énergie et l’implication des gamins, un des passagers s’en prit à la porte de son wagon. À force de tirer et de pousser, de tourner la poignée dans tous les sens, de s’arcbouter et de donner des coups d’épaule, la porte céda. Et comme un signal mystérieux, comme si la reddition d’une seule entraînait celle de toutes, toutes s’ouvrirent.
On vit alors des gens sortir de partout et crapahuter le long de la voie. Timidement, tout d’abord, car on craignait que le train redémarre, et finalement, chacun encourageant son voisin, joyeusement et gaillardement, des hommes et des femmes de tous âges, parfois accompagnés d’enfants, s’agglutinèrent le long du grillage, près de l’entrée de l’immeuble.
Du côté des enfants, les filles, agacées par les tergiversations des garçons, avaient pris les choses en main et donnaient des directives.
- Allez chez vous chercher des bouteilles vides, remplissez-les d’eau et apportez-les ici. Surtout, prenez-les avec des bouchons ! Toi, aide-moi à soulever le grillage, en bas.
La première bouteille qui fut passée sous le grillage fut reçue avec des exclamations de joie. D’autres suivirent. Pendant près d’une heure, des échanges de bouteilles, une vide contre une pleine, une pleine contre une vide, s’effectuèrent sans relâche. Tout un train fut alimenté en eau par une bande de mioches rigolards, débrouillards et généreux.
La soif étanchée, les échanges se firent verbaux.
- Quel âge as-tu ? Comment t’appelles-tu ?
- Vous allez en vacances ? Vous allez à la mer ? Vous repasserez par ici, au retour.
Le joli petit brin de fille s’était elle aussi approchée du grillage et un des garçons l’avait attirée à l’écart. Leur discussion avait commencé dans la rigolade et les rodomontades du héros mais maintenant, ils chuchotaient et le rose qui colorait les joues de la belle n’était pas dû uniquement à la touffeur de fournaise.
D’ailleurs, il commençait à faire moins chaud. Le soleil déclinait, relâchant un peu sa pression, et les voix se faisaient moins éclatantes. On sentait une certaine lassitude gagner les uns et les autres. On commençait à se dire au-revoir, à remonter dans les wagons, à se dire que la journée n’avait pas été si mauvaise, quand un long sifflement retentit. Le train fut secoué de spasmes et les derniers traînards hâtèrent le pas pour remonter dans leur voiture.
Le joli brin de fille, qui elle aussi était remontée hâtivement dans son wagon, en redescendit prestement, glissa un morceau de papier dans la main du garçon qui n’avait même pas eu le temps de s’ébaubir de sa disparition, et remonta tout aussi vite, chevelure au vent, en lui criant : « C’est mon adresse, à toi de jouer !»
Elle s’appelait Béatrice, mon frère lui a écrit, elle lui a répondu, ils se sont revus et on fêtera bientôt leurs 15 ans de mariage.

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